samedi 16 décembre 2017

La bête humaine

" - Un homme seul ne survit pas dans la montagne...
...- Je ne suis pas un homme."
Catherine Hermary-Vieille, La bête



La bête
Catherine Hermary-vieille
éditions Albin Michel,  janvier 2014


Au XVIIIe siècle, dans le petit village de La Besseyre-Sainte-Marie, en Gévaudan (1), on a moins peur des loups, que l’on sait traquer depuis longtemps, que du Diable. Le village ne compte qu'une centaine d'habitants, tous cultivateurs ou éleveurs à l'exception du cabaretier, du sabotier, du curé. Des hommes et des femmes durs à la peine et au mal, peu causeurs, aux colères brutales et aux rancœurs tenaces. Ce Diable, seul le père Chastel (2) sait le tenir à distance avec ses potions et ses amulettes. On respecte, on craint cet homme qui détient tant de « secrets ». Mais lorsque la région devient la proie d’un animal aussi sanguinaire qu’insaisissable, comme vomi par l’enfer, le sorcier reste impuissant. La perte de ses pouvoirs serait-elle liée au retour de son fils Antoine, jeune garde-forestier parti vers le Sud en quête de rencontres et d'une vie meilleure. Ses errances vont le mener à Marseille, où il sera engagé sur un navire marchand faisant voile vers Tripoli. Mais des barbaresques se lancent à l'abordage de l’embarcation et massacrent son équipage. Devenu esclave et gardien de fauves à Alger, torturé, émasculé, Antoine va bientôt développer un profond goût pour le genre humain. Cet étrange garçon solitaire et sauvage parvient à s'échapper des geôles du dey d’Alger et rentre sur sa terre natale. (Résumé de l'éditeur).

Ancien cimetière de Nozeyrolles - Haute-Loire
Photo LZX, 2017


Nous ne sommes pas dans le roman d’Émile Zola, La bête humaine, de la série des Rougon-Macquarts, entre Paris et Le Havre au XIXe, mais plus au sud ou sévissait, 100 ans plus tôt, un bougon macabre.  Point d'hérédité alcoolique dans ce roman, mais des similitudes entre les protagonistes, Jacques Lantier de Zola et Antoine Chastel de Catherine Hermany-Vieille. Les deux souffrent d'une folie homicide, éprouvent un profond mal-être s'accompagnant de pulsions meurtrières auxquelles ils n’échappent pas. Le désir physique d'une femme s'accompagne  chez eux d'un irrésistible besoin de la tuer.

À la frontière du mythe et de l’Histoire, Catherine Hermary-Vieille revisite la légende de la Bête du Gévaudan en explorant notre part secrète de férocité et de sauvagerie. Un roman fascinant qui sonde les plus obscures pulsions humaines. En mettant en scène la famille Chastel, elle reprend la thèse plusieurs fois évoquée de l'implication directe de Jean, le père, qui serait non pas le héros qui tua la bête, mais le meneur d'un animal dressé à tuer, même si elle choisit pour sa part de faire tenir le très mauvais rôle à Antoine, le fils cadet. Les villageois et habitants des environs font régulièrement appel à Jean pour tenir en respect le surnaturel et le diabolique encore bien présent dans les croyances, ce qu'il fait grâce à ses potions et à ses amulettes.
" Jean Chastel respectait les chats. Même s’ils pouvaient être les auxiliaires des sorcières avec leur regard d’un vert ou or profonds, ils étaient aussi porteurs de singuliers présages. Qu’un chat saute sur le lit de son maître ou de sa maîtresse malades annonçait que ceux-ci allaient bientôt mourir. Qu’on enduise ses pattes de saindoux le jour d’une naissance, et le nourrisson jouirait d’une bonne santé. Le sang coulant de la plaie laissée par la queue sectionnée d’un chat aidait les membres brisés à se ressouder. Pour le Masque, le chat était un allié, certainement capable d’évoquer les pouvoirs des ténèbres, mais point lui-même maléfique ".
Respecté et craint pour ses pouvoirs,  c'est un être secret qui s’est renfermé sur lui-même après la mort de sa femme. Antoine a hérité de ce caractère taiseux. Abandonnant son père et son frère, Antoine s’embarque pour un voyage qui s’achève dans les geôles du dey d’Alger. Lorsqu’il rentre, il n’est plus le même. C’est alors qu’une mystérieuse bête qui semble tout droit sortie de l’enfer commence à s’attaquer aux bergères.

L'écriture est brute, sauvage et violente. Elle est le reflet de cette bête qui hante les forêts de Margeride et du Gévaudan. L'auteur transmets très bien l'ambiance quelque peu fantastique qui se dégage de cette nature foisonnante, épaisse, sombre, enivrante mais aussi lumineuse, protectrice et source de vie.
" Les vieilles légendes transmises par les ancêtres au coin de l'âtre lors des veillées construisent un monde fantastique qui envoûte les petits enfants leur vie durant. Au monde du soleil s'oppose celui de la lune, au royaume de Dieu celui du Diable, au visible, au palpable l'invisible, le nébuleux ".

Cette forêt avec ses gorges, ses grottes, ses abris, ses amas de rocs, Antoine la connaît par cœur, il y est chez lui plus que dans la maison de son père. On découvre petit à petit, avec un suspens maitrisé, la transformation de l'homme, dépouillé de sa dignité et de son humanité, qui sombre et se noie dans une folie qui va au delà de la bestialité. Il ne lui suffit pas de tuer d'une façon primaire ou instinctive, mais il lui faut s'acharner, savourer, défier et prouver sa suprématie. Les traces qu'il laisse sèment la terreur et révèlent un criminel qui n'est plus capable d'émotion, de compassion, et encore moins de sentiment. On bascule avec lui du côté le plus obscur et terrifiant de l’âme humaine pour rencontrer une des pires monstruosités qu'elle peut abriter.
" En mai, on a enterré dix cadavres. Dans les cimetières, les herbes folles poussent entre les tombes, sur la terre fraîchement remuée. La cloche funèbre qui sonne au loin procure à Antoine une sorte d'ivresse. Face à la vallée, il lui arrive de hurler comme un loup ".

Tags modernes évoquant encore la Bête : "Le loup est innocent "
Entre Auvers (Haute-Loire) et Saint Privas du Fau (Lozère) - photo LZX, 2017


Les auteurs qui abordent directement ou indirectement l'histoire de "la bête" du Gévaudan se partagent toujours entre les tenants d'un coupable animal, et ceux, comme Catherine Hermary-Vieille qui pensent que tous ces crimes portent l'empreinte d'une intervention humaine. A travers sa légende, la Bête qui fait parfois figure d'une résistance aux pouvoirs en place (monarchie, église) est devenue l'animal totémique de la Lozère. A ce jour, par son exploitation économique et touristique, du Malzieu à Saugues, de Marvejols à Langogne, la Bête aura nourri plus d'hommes qu'elle n'en a mangé.

Lozérix - Appât de loup et leurre grave


(1)  Aujourd'hui en Haute-Loire
(2) Jean Chastel dit Le Masque (1708 - 1789)





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